L’histoire politique d’Eloi Machoro se construit en réponse à la violence des années 70 et 80 en Nouvelle Calédonie. Les colons, fortement marqués à droite et extrêmedroite, disposaient d’armes dont ils n’hésitaient pas à se servir en tout impunité. Leur désarmement était un objectif politique pour les indépendantistes. Eloi Machoro prit la suite de Pierre Declercq, assassiné en 1981, comme secrétaire général de l’Union Calédonienne, parti membre du FLNKS.
Rapport de force anticolonial
En novembre 1984, le FLNKS mena une campagne de « boycott actif » des élections locales (au-delà de l’abstention, cela consistait à perturber le vote). A cette occasion, Eloi Machoro se fit connaître en brisant une urne d’un coup de hache. Sa photo fit alors le tour de la presse française. En Nouvelle Calédonie, il s’opposa à l’extrême-droite caldoche, en menant notamment des opérations de désarmement des colons. Durant trois mois, de septembre à novembre 1984, un groupe dont il faisait partie tint le siège de la ville de Thio, coupant l’activité de la mine de nickel qui s’y trouve. Pour un de ses proches « Eloi était la bête noire de l’extrêmedroite locale... Sans tirer un coup de feu, il avait désarmé la totalité des euro péens de Thio »
L’usage des armes par Machoro ne fit jamais de victime, même lorsqu’il s’opposa à des groupes de gendarmes du GIGN venus pour briser le siège de Thio. Le 1er décembre 1984, dès l’atterrissage de leurs hélicoptères, ceux-ci furent entourés et neutralisés par plusieurs centaines de Kanaks armés. La seule victime de cette histoire fut l’amour-propre du capitaine Picon, qui n’accepta de déposer son arme qu’après une gifle d’Eloi Machoro. Le gendarme garda une rancœur profonde de cette humiliation, qui eut des conséquences par la suite.
La stratégie de rapport de force d’Eloi Machoro pouvait être considérée comme complémentaire de celle de négociation portée par Jean-Marie Tjibaou ou Yeiwene Yeiwene. « Il savait qu’à moins d’infliger une défaite retentissante à ses adversaires, rien de stable pour le peuple kanak ne pourrait jamais être mis en place. [...] L’esprit, non pas tant revanchard que ra ciste, des Européens locaux, leur ferait employer tous les moyens pour effacer la réalité kanak de la carte. [...] Dans quelques mois, le Gouvernement de droite allait être notre seul interlocuteur. Il serait alors indispensable, en face de lui, de se trouver en position de force. »
Le siège de Thio apparaissait comme un moyen efficace d’établir ce rapport de force, sans effusion de sang. Eloi Machoro et ses camarades décidèrent alors de renouveler cette action dans la ville de la Foa. Le niveau de violence en Nouvelle-Calédonie avait augmenté depuis le massacre d’Hienghène le 5 décembre 1984, où des Caldoches avaient tué 10 Kanaks dans une embuscade, probablement autant par haine que par volonté d’envenimer la situation à l’heure où une partie du FLNKS négociait avec l’État français. Les menaces sur Eloi Machoro se faisaient plus concrètes : « Les Caldoches s’acharnaient sur Machoro. Les colons montaient embuscade sur embuscade, pour le coincer, sans résultats. La Gendarmerie le suivait à la trace, justement inquiète de ses activités. En un certain sens, il avait la baraka, tout le monde venait derrière sans parvenir à le précéder. »
Les balles de la République
Le 10 janvier 1985, un jeune Caldoche, Yves Tual, est tué lors d’un accrochage avec deux Kanaks venus inspecter une ferme, qu’ils suspectaient probablement d’abriter des armes. Des émeutes sont déclenchées à Nouméa par les colons, qui s’attaquent à des locaux d’indépendantistes ou de sympathisants et affrontent les CRS. La rumeur enfle d’une responsabilité (hautement improbable) d’Eloi Machoro dans la mort du jeune Tual.
Le 11 janvier 1985, la ferme, où le leader indépendantiste se trouve en compagnie de plusieurs camarades pour préparer le siège de la Foa, est encerclée par des gendarmes. Parmi les militaires se trouvent trois tireurs d’élite du GIGN, dont le capitaine Picon, humilié par Machoro un mois et demi plus tôt. Au matin du 12 janvier, Eloi Machoro et Marcel Nonnaro sortent de la ferme suite aux appels des gendarmes. D’après les témoins indépendantistes, ils ont leurs armes mais ne les épaulent à aucun moment et réclament de parler au sous-préfet. « À 6 heures, un ordre tombe de Nouméa : "Tir de neutralisation sur la personne d’Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro" ». Les deux hommes sont abattus par les tireurs du GIGN. Le HautCommissaire de la République de l’époque Edgard Pisani s’en défendra plus tard, arguant que selon lui l’ordre était de « neutraliser » et non pas de « tuer ».
La version étatique est que les Kanaks, qui occupaient la ferme, avaient ouvert le feu contre les gendarmes, qui durent riposter, les tuant « accidentellement ». Mais il apparaît que le terme d’occupation est inadapté, car les Kanaks connaissaient personnellement le propriétaire des lieux. Sur tout, pour les témoins indépendantistes, mais aussi d’après un gendarme, Lahouari Bouhout, aucun coup de feu n’a été tiré par les Kanaks. Ce même gendarme affirmera plus tard que les ordres étaient précis « la gendarmerie devait tuer trois hommes. On nous a demandé de tenir secret et de dire que c’était un accident. » La troisième cible, qui serait François Burck d’après les indépendantistes, a eu la vie sauve. Les camarades de Machoro racontent également que les gendarmes auraient fait feu avec les armes des indépendantistes après les avoir abattus pour simuler une fusillade, et auraient frappé les survivants pour les obliger à signer des témoignages en ce sens (ce qu’ils ont refusé de faire) .
À qui le crime profite
L’effet politique de la mort d’Eloi Machoro est immédiat. Le même jour, le maire de Nouméa annonce à un millier de colons rassemblés sur une place la mort de l’indépendantiste. La foule explose de joie [10]. Edgard Pisani, qui a beau prétendre que la mort des Kanaks est accidentelle, insiste sur les bénéfices : « Pour être honnête, je dois dire qu’aussi involontaire qu’elle ait été, la mort d’Eloi Machoro rendait service à la cause de la paix. [...] Il aurait même représenté, au sein du FLNKS comme à l’extérieur de celui-ci, un obstacle. Je regrette vraiment qu’il ait été tué, mais je crois que cette mort rendit service à la Nouvelle Calédonie ».
Dans la foulée, l’état d’urgence est instauré sur le pays. « Le 12 janvier au matin donc, Nouméa sortait d’une nuit d’émeute, la population caldoche était en état d’insurrection et on pouvait craindre que la mort d’Eloi Machoro ne déclenche une vague de violence chez les Canaques (sic). Je pris la décision d’instaurer l’état d’urgence. Il s’agissait moins de tirer avantage des dispositions autorisées par celui-ci que de provoquer un choc dans la population, en Nouvelle Calédonie comme en métropole. Il fallait que les habitants de Nouvelle Calédonie aient conscience de ce qu’un pas avait été franchi au-delà duquel la moindre atteinte à l’ordre serait réprimée ; il fallait que les extrémistes de la droite caldoche de Nouméa comprennent qu’il n’était plus question qu’ils bénéficient, au regard de la loi, de la relative impunité dont ils bénéficiaient de fait depuis trente ans. Que faire quand on a une police qui, au quotidien, se sent viscéralement solidaire de ceux qui menacent l’ordre public ? Il fallait que les Canaques s’en remettent à la seule action politique. »
Ces propos portent, malgré tout, une reconnaissance de la violence coloniale subie par les Kanaks et de la rationalité du recours à la lutte armée pour s’y opposer, comme Eloi Machoro l’a fait, puisqu’il conclut que le musellement des colons, dont la police était complice, a ouvert la voie à une solution po litique. L’impunité des Caldoches y est clairement affirmée. Mais ils sont aussi une illustration de l’intérêt politique de l’état d’urgence pour l’État français, éclairante pour les enjeux contemporains.
A l’approche du référendum de décolonisation de la Nouvelle Calédonie, le rappel de l’histoire d’Eloi Machoro, comme d’autres épisodes, encore proches, est important pour illustrer le caractère colonial et sanglant des rapports sociaux dans ce pays. Il est une contradiction douloureuse aux voix qui invitent à « passer à autre chose », à tourner la page d’un passé qui n’a pas été soldé pleinement, et qui poussent à accepter le fait accompli de l’occupation française.
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