Depuis notre dernière chronique beaucoup de choses ont évolué et il n’est pas évident de sélectionner ce qui est le plus pertinent et le plus utile à la compréhension du contexte général de la Syrie post-Assad à deux mois de sa chute.
Prise de fonction officielle et promesses de Al-Sharaa
Ahmed al-Sharaa a été officiellement confirmé dans son rôle de président par intérim le 29 janvier à l’issue de la première visite d’un chef d’Etat étranger dans la nouvelle Syrie, en la personne de l’Emir du Qatar Sheikh Tamim bin Hamad Al-Thani. Cette nomination sans consultation extérieure a été décidée à l’occasion d’une conférence composée de dizaines de militaires et lui octroie le pouvoir de constituer un conseil législatif « temporaire » dans la durée de la transition. A cette occasion il a livré son premier discours à la nation. La prise de parole a duré cinq minutes, mais a été salué pour sa simplicité et également pour son choix de rendre hommage aux luttes des Syriens et Syriennes, qu’il a pris soin de nommer en usant d’un vocabulaire inclusif.
Deux jours après que Sharaa ait rendu hommage au martyr Hamza al-Khatib, l’enfant de Deraa dont l’enlèvement, la torture et l’assassinat par les sbires du régime d’Assad avait été l’une des étincelles de la révolte de 2011, son tortionnaire Atef Najib, cousin de Bachar al-Assad, a été arrêté à Latakia. Quatre jours plus tard c’est l’ancien ministre de l’intérieur de Assad entre 2011 et 2018, Mohammad al-Shaar, qui s’est rendu aux nouvelles autorités.
Le 5 février, Al-Sharaa et son premier ministre ont enfin pris le temps de rencontrer les associations de familles de disparus, avant de réaffirmer leur volonté de créer un département spécifique pour enquêter sur ces disparitions, de protéger les lieux et preuves des crimes et de poursuivre tous les criminels de l’ancien régime dans une perspective de justice transitionnelle.
L’une des actualités hautement symboliques de ce début février est le coming-out de « CESAR », l’ancien agent de la police militaire d’Assad qui avait fait sortir au péril de sa vie près de 55 000 clichés photographiques de Syrie, apportant la preuve des tortures et exécutions de masse perpétrées par le régime. Ses révélations avaient donné lieu à la mise en place d’une « loi César » en 2020. Dans une première interview à visage découvert donnée hier à Al-Jazeera, Farid Al-Madhan demande la levée des sanctions contre la Syrie qui portent son nom de code.
Traque des sbires d’Assad et meurtres quotidiens
L’armée du gouvernement de transition continue de mener des opérations militaires pour traquer les anciens sbires du régime d’Assad, et notamment dans la région de Homs où au cours des semaines passées des groupes armés aux affiliations incertaines ont procédé à de nombreuses exécutions sommaires. Sept nouvelles « campagnes de sécurisation » ont ainsi été lancées par les forces armées gouvernementales dans différentes régions, tandis que de nombreux meurtres et règlements de compte continuent d’être recensés quotidiennement et sur tout le territoire par les organisations de défense des Droits Humains. Un groupe non identifié a notamment assassiné une quinzaine de civils dans un village à majorité Alaouite au Nord de Hama le 31 janvier, tandis que les forces gouvernementales et le Hezbollah s’affrontent depuis deux jours près de la frontière libanaise à l’Est de Qusayr, qui a été longtemps le principal point de passage logistique et humain des milices pro-Iraniennes.
A l’Est de l’Euphrate, les forces de la coalition et les Forces Démocratiques Syriennes ont mené elles aussi cinq campagnes de sécurisation pour procéder à l’arrestation de plusieurs dizaines de membres de l’ancien régime et combattants de l’Etat islamique.
Premières visites officielles de Al-Sharaa et tractations diplomatiques
Al-Sharaa a fait ses premières visites à l’étranger, à commencer par l’Arabie Saoudite où il s’est rendu à la Mecque pour le pèlerinage de l’Umrah en compagnie de son épouse, Latifa al-Daroubi, dont le monde découvre pour la première fois l’identité. Il s’est rendu ensuite en Turquie et pourrait visiter la France la semaine prochaine, dans le cadre de la conférence internationale pour la Syrie qui doit s’y tenir le 13 février. Les principaux sujets de discussions sont la levée des sanctions, le combat contre l’Etat Islamique ainsi que le sort du Nord-Est Syrien et l’intégration des Forces Démocratiques Syriennes dans l’Armée Nationale.
De leur côté les chefs d’Etat Egyptien et Tunisien, Sisi et Saied, font partie des plus fébriles à soutenir ou féliciter le nouveau gouvernement. L’un comme l’autre semble craindre que la chute d’Assad suscite de nouveaux élans révolutionnaires dans leur pays respectifs, qui ont fourni par ailleurs les plus gros contingents de combattants islamistes étrangers à la Syrie au cours de la dernière décennie – 6000 pour la Tunisie, 3000 pour l’Egypte. L’un des ex-membres égyptiens de HTS a d’ailleurs été arrêté en Syrie le 15 janvier après avoir appelé sur les réseaux sociaux les Egyptiens à renverser Sisi.
Du côté des impérialismes occidentaux…
Les négociations avec la Russie continuent sans relâche et sans qu’on sache ce que la Syrie exige de la Russie, ni ce que cette dernière propose de son côté pour pouvoir maintenir sur le territoire Syrien sa base aérienne de Hmeimim (Latakia) et sa base navale de Tartus. Pour la première fois, il a été question de livrer Assad à la Syrie, mais également de compensations financières pour la reconstruction du pays, dont la ruine est largement imputable à l’intervention russe depuis 2015. A ce jour, les pourparlers semblent au point mort.
Pas de grande nouvelle du côté des Etats-Unis. Donald Trump, occupé à donner des coups de tronçonneuse tout autour de lui, semble relativement désintéressé par la question syrienne. D’une semaine à l’autre, ses déclarations sur le retrait potentiel des 2000 militaires américains de Syrie changent du tout au tout. On ne peut qu’attendre de savoir ce que sera la prochaine lubie de Trump…
Enfin, alors que la Turquie fait tout pour sauver sa guerre contre les Kurdes au Nord du pays, Israël poursuit irrémédiablement son expansion au Sud, affirmant vouloir se maintenir de façon indéterminée ou illimitée selon les traductions des déclarations du ministère israélien de la Défense. Déjà, les résidents témoignent de l’impact considérable que l’occupation militaire a sur l’agriculture et l’écosystème de la région, incluant les principales réserves d’eau du Sud de la Syrie, des milliers d’hectares de champs, potagers et cultures de fruits, sans compter plus de 10 000 ruches d’apiculteurs déjà menacées par le changement climatique… Israël est une calamité à tous points de vue.
Mais désormais, des manifestations s’organisent à Damas et dans la province envahie de Quneitra. Le 1er février, pour la première fois un groupe armé se faisant appeler « Résistance Populaire Syrienne » a tiré sur l’armée israélienne dans le village de Turnejeh.
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Post scriptum des auteur-ices :
📰 Dans la dernière période, nous avons publié plusieurs articles sur notre site, et cartographié les violences en Syrie depuis la chute du régime Assad : "INTERSTICES - FAJAWAT"
Nous publions aussi régulièrement sur nos réseaux sociaux
🎙 Nous venons également de lancer notre premier podcast, qui porte sur le sujet de l’exil : "NO SIDE BUT THE PEOPLE’S SIDE"
Vous pouvez le retrouver sur SPOTIFY et ANTENNAPOD.
Nous nous préparons à quitter l’Europe pour la Syrie à la fin février, et nous voulons partager dans ce podcast nos réflexions pendant notre voyage et notre séjour là-bas.
📹 On prévoit aussi de faire un film documentaire en Syrie, sur les minorités.
💸 Pour nous aider à réaliser ce projet, nous avons lancé une campagne de financement : "WITNESSING SYRIA’S BLOOM"
Si vous pouvez nous aider à partager autour de vous, on en serait très heureux.
Avec amour et rage 🤍✊🏽
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