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Mine de rien, fascisme ordinaire en administration

Ce hall d’hôpital est toujours aussi glauque. Surtout qu’avec les masques et les distances, je me demande à chaque instant si je, tu, on serait pas un parasite qui craint grave. Bon. Je m’assoie en essayant de me détendre, malgré le gros symbole menaçant du siège voisin, qui m’interdit de l’utiliser, tout en me remerciant de sauvez ainsi le monde entier. Vous voyez l’ambiance.
Alors que la police couvrira notre feu dès ce soir, le guichetier va tuer ma dernière considération naïve pour une éthique inhérente à l’hôpital. Bien sur, y en a des biens comme on dit. Mais de fait, au risque d’être agréablement surpris.e par un.e employé.e, il faut désormais être sur ses gardes pour déjouer la machine fascisante d’un état qui tient les pions de sa crise (c’est nous !) .

- Bonjour, il me faut votre carte d’identité et votre carte vitale.
- Bien sur… les voila.
- A désolé mais le permis de conduire ne convient pas à mes chefs, ils ne le prennent pas.
- ha bon, mais ça fonctionne partout comme pièce d’identité pourtant !? Je n’ai que ça.
- ha mais oui mais pas dans les hôpitaux. C’est une directive qui vient de là-haut, partout on vous le prendra du bout des doigts. Le prenez pas contre vous, hein !
- oui, ça va allez non ?
- c’est comme ça, c’est le ministère qui a posé ces conditions, on sait que ce n’est pas un ministère très doué pour penser mais bon on doit lui obéir.
- oui bon je suis pas sur qu’il y ait désormais un ministère pour rattraper l’autre …
- ho ben c’est sur ! sans faire de politique, je dirais qu’on a un gouvernement d’incapables.

Le guichetier continu les démarches sans me dire qu’il accepte mon permis, il fait planer son autorité pour me laisser douter en position de tort, de coupable. Je suis déjà saoulé car il se dédouane et se cache derrière ses chefs tout en me coinçant à la merci de son indulgence presque princière. Il a senti que je contenais mon volcan de colère contre cette époque dégueulasse et tente donc me mettre dans sa poche par une critique ôlé ôlé mais apolitique soi disant, critiquant le gouvernement. Il poursuit, fier de m’avoir fait une fleur :

- Alors, votre nouvelle adresse svp ?
- 12 rue … … … … … …
- votre numéro de téléphone ?
- 06 23 … … …
ha mince non, désolé. Je ne vais pas vous donnez mon numéro de portable, je vais plutôt vous donner mon numéro de fixe, je préfère, désolé.
- oui pas de soucis, allez-y.
- 04 ………
- merci. Donc c’est tout bon.
- heu vous avez pu supprimer le précédent numéro ?
- Non, on va le garder .

Et là s’effondre discrètement toute la fausse complicité qu’il avait tenté de construire. Je sens ma colère sourde qui bondit. Vous voyez cette irruption intérieure ressentie face au flic tout calme après un contrôle de papiers, qui soudainement vous annonce une grosse contravention surprise ! Je sens que le type a décidé de garder la main sur quelque chose de ma vie, contre mon gré. Et qu’il le fait avec une assurance crade voire orgueilleuse car il a bel et bien toute l’autorité du monde derrière lui. Il fait ça calmement en espérant que la paix sociale demeure, que notre lien (de soumission) demeure, et que je ferme ma gueule pour la santé nationale. Après un petit silence où j’avale mon covid en devenir (salive), pour réajuster mon équilibre entre rage et diplomatie, j’ose répondre :

- ben non, s’il vous plaît, je veux que vous le supprimiez, j’ai le droit de ne pas vouloir donner mon numéro de portable.
- non non on va le garder je vous dis, et mes chefs feraient pareils.
- Vous ne connaissez pas ma vie ni mes raisons, on ne vas pas rentrer dans les grands débats politiques ; mais je ne veux pas donner mon numéro à la sécurité sociale, c’est tout.
- Olala mais c’est pas possible ! Vous n’allez pas me faire sortir de mes gonds je vous préviens. Et en trente ans, personne n’a jamais discuté pour un numéro !!!
- Je ne sais pas si vous avez remarqué mais les choses bougent en ce moment…
- non mais c’est pas un numéro qui va vous donner le coronavirus !
- heuuuu… (j’avoue, sa belle connerie me déconcerte un peu )

Ca semble chauffer un peu dans son bide. Moi je pense en ayant fait un peu de psychosociologie que le gars se rassure lui même qu’il est à sa juste place, et formule donc qu’il ne va pas s’énerver. Il se crispe car doit sentir qu’il sert le poing sur ma vie et que je lui reproche de faire partie de quelque chose d’injuste qu’il pensait probablement dénoncer lui aussi. (Une sorte d’incompétence de l’état, aussi appelé fascisme ou état d’urgence sanitaire, c’est selon… ). Mais surtout c’est sa personne qui semble touchée en dessous d’une vague politique publique ; je sens qu’ il défend son petit pouvoir. Pour une fois que j’ai explicitement une personne au bout de la machine, j’espère lui montrer ses responsabilités, mais il ré-attaque :

- On le garde ce numéro et pis c’est tout, c’est comme ça que ça marche. On appel le fixe et le portable pour vous avoir, c’est tout.
- Rendez-vous compte que ça y est ! Vous faites le boulot des flics, vous me confisquez des informations, contre mon gré. Ca y est l’hôpital n’est officiellement plus du coté des patients, mais des renseignements, vous nous fliquez !?
- Ce n’est pas moi, c’est comme ça. J’ai des directives…
- Mais si là c’est vous qui décidez de confisquer mon numéro alors que vous pourriez simplement le supprimer. Je ne pense pas qu’il y ait de loi la dessus.
- Allez, vous serez bien content que la sécu vous appelle. Dit -il en se levant, excédé.
- Eh bien c’est encore à moi de voir si je serai bien content, vous n’en savez rien !
- … grmlgrml
- / ?/ !
- …

Le gars se lève et disparaît dans ses coulisses de dossiers et d’ordinateurs nationaux. Je me retrouve seul derrière un énorme Plexiglas… Un trou noir sociétal de plus à mon actif. Je déguerpis sans regarder les gens qui ont sans doute tout entendu.

Dans le contexte public bien flippant que ce guichetier doit manger au quotidien, je me suis retrouvé en suspect du grand maléfice ambiant. Une sorte de mouton noir. Là, devant lui, à porté de main. Vu la hauteur de ses arguments, il ne semble pas saisir les enjeux raisonnables de mon souhait. Mais il doit sentir que je m’oppose, et ça, l’union nationale n’aime pas ça ! Il doit sentir qu’il peut soudainement me faire rentrer dans le droit chemin, du moins m’y contraindre. J’imagine que son petit être profond se rattache à une communauté fantasmée et se veut alors justicier dans le chaos actuel où personne ne sait trop quoi penser. Ben voyons, c’est bien sur, surtout en ce moment ! Donner son numéro à la sécu c’est surement un ordre, du moins un devoir tacite. Tacite oui, car vous avez dû remarquer qu’on se fiche pas mal des lois écrites désormais. Elles se répandent par la simple peur, l’opinion hégémonique qui rôde ou encore la volonté de l’exécutif... Il n’y a sûrement pas de loi m’obligeant à lui donner mon numéro de portable ; mais le gars du CHU doit se sentir pris d’une « mission nationale », (voir même « d’intérêt général » s’il se complait comme bon citoyen de gauche) , et enfourche à l’occasion son costume de flic !

Aussi, dans notre construction sociale de mecs, on a souvent du mal à lâcher nos petits pouvoirs misérablement liés à notre amour propre… J’aurais adoré trouver l’attitude de désamorce pour adoucir ce gars aussi désespéré que désespérant. Je peux regretter encore une fois d’avoir fait fuiter ma colère qui a sans doute ravivé nos fiertés. Je crois aussi qu’il est le pantin d’en bas, subissant la Tour Eiffel de la dépersonnalisation. Une pyramide de non sens dans laquelle il finit malgré lui par tenir des positions liberticides par excès de zèle et pour avoir l’impression d’exister.

Sûrement que je romance un peu le sobre quotidien de ce guichetier. Mais je veux parler de ce mécanisme de domination qui se glisse dans beaucoup trop d’uniformes. Bien sur, c’est le jeu dégueu’ de l’uniforme que de cultiver l’appartenance tout en fragilisant la personne sous sa hiérarchie. Ce qui la rend à la fois obéissante et dévouée. On le savait pour la police ou les contrôleurs. Mais j’ai besoin de re-crier que c’est le cas de beaucoup trop de personnes. Malgré elles, malgré nous car on endosse peut-être ce rôle dans des recoins de nos vies ; on perpétue la répression pour une pseudo quête nationale. Ni plus ni moins une vague idéologie pesante et violente dès qu’elle trouve un bras pour s’exercer… Voila, vieux fantôme que le néolibéralisme dissimule en rendant chacun.e autonome dans son aliénation : la morale !

Vous me direz peut être que ce n’est qu’un numéro de téléphone … mais pour moi le fascisme ne se répand pas uniquement par des persécutions flagrantes. Ce sont surtout ces ambiances malsaines qui s’immiscent dans les relations quotidiennes. Comme partout peut être. Mais là ce sont les services qui ont l’autorité institutionnelle, sur tous les corps, morts ou vifs ! On peut donc parler d’une biopolitique, c’est à dire les mécanismes politiques de gestion de la vie (naissances, santé, morts,...), qui dévoilent ses fonctionnements fascistes. Parce que cette politique fonctionne par les agents qui l’incarnent. Avec leurs peurs, leur dignités bafouées, leurs fragilités et leurs excès de zèle. Le fascisme, me semble-t-il, a toujours été perpétué par ces relations vicieuses rendues possibles par une morale ambiante.

On savait que l’hôpital avait tendance à balancer les manifestant.es blessé.es à la police, c’était le niveau 1.
Niveau 2 ; ça va tirer sur nos points de vie, mais je crois qu’on va devoir être sur nos gardes à tous les guichets. Peut être même partout, dès que nos complices avéré.es ne seront plus dans les parages.
Je nous souhaite de bonnes danses dans les ruines.

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