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L’œuvre négative du colonialisme français à la Réunion. De l’île vierge à la tentative de chirurgie sociale

La seconde image du roman est celle d’une société ayant réussie un métissage idéal en raison justement du fait que tous ses habitants soient des immigrés de plus ou moins longue date. Ce qui est masqué dès lors c’est le caractère hiérarchisé de la colonie selon un critère de couleur. L’histoire comme le présent, la géographie comme la rationalité économique pose pourtant à la Réunion comme dans les autres colonies française, la question de la décolonisation. Penser le contraire c’est réduire la colonisation à une de ses formes c’est-à-dire avoir une approche essentialiste de la question. L’approche matérialiste pose au contraire d’une part que la colonisation comme rapport social d’exploitation a pris des formes spécifiques selon les contextes locaux et d’autre part que ces formes ont été et sont évolutives en fonction des besoins du dominants et des rapports de forces. Même consentie (pour des raisons diverses allant de l’aliénation, aux préoccupations de survie immédiates en passant par l’état du rapport des forces) la colonisation reste une colonisation.

Île vierge, esclavage et engagisme

Comme en témoigne des cartes de navigation de l’époque, l’île est connue des navigateurs arabes dès le 12ème siècle sous le nom de « Dina Margabim » (île de l’Ouest). Elle sera ensuite redécouverte par les portugais qui la nommeront du nom du saint du jour de sa découverte (Santa Apollonia) en 1512, puis par les Hollandais qui la baptiseront England’s forest (les forêts anglaises en 1613). Elle portera aussi les noms anglais de « Pearl Island » (Du nom du premier bateau anglais qui y accoste) et français de « Grande Mascareigne » et « d’Île Bourbon » avant d’hériter de son nom actuel en 1794 en référence à la réunion des États-généraux. L’Île est au moment de ces découvertes non habitées et pendant des décennies elle ne reste qu’une escale de ravitaillement pour les différentes puissances. Ce n’est qu’à partir de 1638, sous le ministère du Cardinal Richelieu qu’arrivent les premiers colons. Ceux-ci sont matelots, ouvriers ou soldats que les vaisseaux français laissent sur l’île pour y former une station de ravitaillement sur la route de l’Inde. L’immigration française ne fut jamais massive. Ce lien avec la route des Indes est confirmé par son statut : c’est en effet la Compagnie des Indes Orientales qui gère la colonie comme suit :

La Compagnie y organise une base de ravitaillement pour ses bateaux trafiquant avec Pondichéry : elle demande aux colons […] de fournir des vivres frais. Aidés d’esclaves malgaches, puis africains, les « habitants » élèvent de la volaille, des porcs, des bœufs […] ; ils cultivent le blé, les légumes d’Europe, le riz, les plantes tropicales : le riz, la canne à sucre, dont le jus fermenté, ou forangorin remplace le vin trop couteux[i].

La découverte d’un caféier sauvage puis le succès de l’acclimatation du moka vont ouvrir un nouvel âge de la colonisation. La compagnie développe la colonisation en offrant des terres contre une redevance en nature c’est-à-dire en café qu’elle commercialise ensuite. Elle multiplie dans le même temps l’importation d’esclaves pour l’économie de plantation qui s’installe durablement. La concurrence du café antillais poussa les colons à se reconvertir dans de nouvelles productions, toujours centrées sur les produits d’exportations : cannelier, cacaoyer, giroflier, muscadier puis vanillier. Cet âge des épices cède le pas à celui de la canne à sucre dès le début du 19ème siècle pour les mêmes raisons lucratives. La superficie consacrée à la canne passe ainsi de 27 000 hectares en 1851 à 56 000 ha en 1855 et 62 500 ha en 1860. A cette dernière date on compte déjà 116 usines fournissant 68 469 tonnes de sucre[ii].

Le développement d’une monoculture de canne spéculative explique les évolutions du peuplement. En 1715 c’est-à-dire au moment où se met en place la culture du café, la Réunion ne compte que 1500 habitants. Un siècle plus tard, la colonie compte 68 000 habitants dont 75 % d’esclaves. L’âge du sucre se traduit par un appel plus massif encore à l’esclavage : « Durant la première moitié du XIXe siècle, la rentabilité de cette culture destinée à approvisionner la métropole aboutit à un nouveau recrutement massif d’esclaves, malgré l’interdiction de la traite en 1817. On estime que 45 000 esclaves furent introduits à cette date en une vingtaine d’années, à comparer aux 80 000 pour l’ensemble du XVIIIe siècle » résume le démographe Frédéric Sandron[iii].

Dès le début de l’économie de plantation, une des formes de résistance est le marronnage ce qui provoque un manque permanent de travailleurs alimentant la demande en esclaves. « L’intérieur des massifs, inaccessibles et boisés était devenu le refuge des noirs en fuite […], contre qui la Milice se livrait de temps en temps à des expéditions punitives[iv] » résume le géographe Hildebert Isnard. L’abolition de l’esclavage est comme dans les autres vieilles colonies remplacée par l’engagisme c’est-à-dire une nouvelle forme de « servilisme[v] ». Ce sont ainsi 62 000 esclaves qui sont désormais libres et à qui on « propose » des contrats d’engagements. La plupart des esclaves refusent ces « engagements » et malgré les pressions le manque de main d’œuvre se fit cruellement sentir pour les colons. Voici comment un manuel de la colonisation restitue ce contexte en 1943 :

A la Réunion, un quart des esclaves – soit environ 15 000 – consentirent à demeurer sur les plantations à titre d’« engagés » à temps. Les autres prétendirent disposer de leur pleine liberté, affluèrent dans les villes ou vécurent de rapines dans les campagnes ; l’autorité locale résolut alors d’assimiler l’affranchi sans domicile au vagabond et lui imposa un engagement de travail ; mais la plupart échappèrent à cette obligation par la ruse et surtout par la fuite[vi].

Le manque de main d’œuvre sera compensé par un appel massif aux travailleurs immigrés à qui s’imposent le « contrat d’engagement » pour une durée de 3 à 10 ans. « L’abolition de l’esclavage en 1848 a eu comme conséquence la libération de 62000 esclaves et a été suivie du recrutement d’un nombre à peu près équivalent de travailleurs salariés en majorité venus d’Inde, que l’on appelait les « engagés » » rappelle le démographe Frédéric Sandron. Dès 1860 le nombre d’habitants se monte à 175 000. Si beaucoup d’engagés originaires d’Inde, de Chine, de Madagascar, des Comores, etc., repartent chez eux miséreux, d’autres font souche et donnent le visage multiculturel de la Réunion contemporaine.

Une autre transformation structurelle modifie le paysage réunionnais dans la période suivant l’abolition. La plantation sucrière est l’objet d’une concentration foncière qui ruine les petits planteurs et enrichie les sucreries. Les petits planteurs survivent en devenant dépendants des gros propriétaires par le biais d’un système de métayage. D’autres préfèrent rejoindre les territoires jadis occupés par les nègres marron puis les esclaves affranchis refusant l’engagisme. Ces « petits blancs[vii] » s’installent comme leurs prédécesseurs sur des terres gagnées sur la forêt. Écrivant en 1950, le géographe Isnard Hildebert résume comme suit la répartition spatiale des richesses et de la couleur de la peau : « Elle se compose [la population] d’une minorité de Blancs purs, les Créoles, où se recrutent la plupart des grands planteurs, des industriels et des fonctionnaires, et d’une multitude de métis et de gens de couleurs : employés, boutiquiers, ouvriers agricoles, colons, petits propriétaires, au sein desquelles des communautés ethniques[viii] ont gardé leur homogénéité, tels les Malabars et les « Arabes » de Bombay[ix]. »

la suite sur https://bouamamas.wordpress.com/2018/07/08/loeuvre-negative-du-colonialisme-francais-a-la-reunion-de-lile-vierge-a-la-tentative-de-chirurgie-sociale/#more-401

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