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Gilets jaunes : quand les juges obéissent au parquet !

Notamment car elles illustrent très clairement l’application par les tribunaux de la circulaire que le ministère avait fait parvenir aux parquets dès le 22 novembre 2018, au lendemain de l’acte II de ce mouvement des Gilets Jaunes. Cette circulaire (à lire en PJ la circulaire répression gilets jaunes du garde des sceaux aux procureurs et aux présidents des tribunaux leur indiquait déjà la marche à suivre pour les mois qui suivraient… Le gouvernement sentait bien que « les faits délictueux pourraient se poursuivre dans les prochains jours », comme il est dit dans le préambule. De là à penser qu’il puisse ordonner des violences, « donner des consignes », comme le dit un avocat commis d’office, afin de réprimer le mouvement social, il n’y a qu’un pas, que l’on franchit facilement : « l’accroissement de l’activité judiciaire » qui suit et complète invariablement la répression policière a bel et bien été anticipé. Dans le langage du droit, on parle de préméditation !

Ajoutée à l’utilisation systématique du délit de « participation à un groupement » crée par Sarkozy en mars 2010, la circulaire donne toutes les clés pour comprendre les réquisitions auxquelles on assiste après chaque manifestation : aucun questionnement des déclarations des flics, qu’ils soient officiers de police judiciaire ou pas, fiche d’interpellation comme pièce unique portée au dossier, peine complémentaire d’interdiction de se présenter à Paris… tout y est.

Tout ce qu’il faut pour donner la « réponse pénale systématique et rapide » exigée par cette circulaire. Aux ordres du ministère de la justice, les procureurs sont dans leur rôle. Quant aux présidents des différentes cours, leur complaisance et leur docilité donne l’exacte mesure de leur indépendance.

De simple « Magisrats », comme disait l’ami Hafed.

A l’audience du 11 février, tous les prévenus ont accepté la comparution immédiate.

D., 25 ans, est accusé de la désormais fameuse « participation à un groupement », de « dégradations », et du jet d’une bouteille en verre sur une voiture de flics. Comme il est belge, la cour ne dispose pas de son casier judiciaire. Or, comme le claironnent de concert le président et la proc, « C’est un problème, car on ne peut juger sans casier ! » On le sait bien : au-delà des faits, c’est toujours la personne que l’on juge – et toujours à charge ! Le casier est toujours un stigmate. La prétendue présomption d’innocence (mise en avant par l’avocat des deux prévenus suivants) vole en éclats -et avec elle, la chimère de la peine rédemptrice… Les condamnations précédentes justifient une nouvelle arrestation, et la peine qui en découle presque systématiquement. Condamné un jour, condamné toujours ! Son casier finit tout de même par arriver : il a été condamné à 100 heures de TIG pour dégradations en Belgique, et il a eu un rappel à la loi en 2015 : présent sur la place de la République au cours des manifestations de la COP21, il avait été arrêté et placé au centre de rétention de Vincennes. Après le classement de l’affaire sans autre suite qu’un rappel à la loi, la France avait été condamnée à payer 800 euros pour cette « pratique étonnante pour un citoyen européen », dixit le président qui n’aime pas qu’on mélange les torchons et les serviettes.

Arrivé à 13 heures sur Paris, il y a retrouvé une amie. Il s’est acheté une bouteille -celle qu’il jettera sur la voiture. Il est arrêté à 17 h 50 en possession du matériel maintenant classique : lunette, masque, bonnet, écharpe, etc. – protections indispensables vu la violence subie par le cortège, mais qui pour le parquet atteste invariablement de la volonté d’en découdre. Particulièrement remontée, la proc insiste sur le fait qu’il a masqué son visage… parce qu’elle n’a rien d’autre à se mettre sous la dent : il n’y a pas une éraflure sur la voiture de flics et l’analyse du téléphone n’apporte aucun élément à charge. L’accusé n’appartient à aucune « mouvance », il n’y a pas de « haine antiflic » dans ses mails et textos ; il est juste là par « solidarité », comme il l’a déclaré. Il reconnaît qu’un peu bourré, il a lancé sa bouteille. Le président lui fait la morale : « Vous semblez avoir un problème avec l’alcool : quatre bières par jour (dixit l’enquête de personnalité), c’est beaucoup ! et depuis plusieurs années… vous prenez des risques ! Il peut y avoir des complications, et si vous êtes malade, tout ça coûte cher à la société. » Moraliste, et pingre avec ça… « -Je suis Belge, la bière c’est culturel », rétorque le prévenu avec un bon sourire.

La proc demande quatre mois avec sursis et une interdiction d’un an sur Paris pour éviter la réitération des faits. Le délit de dégradation ne peut être retenu ? Qu’à cela ne tienne ! Comme la cour travaille main dans la main avec le proc, dont elle suivra toujours scrupuleusement les réquisitions, elle requalifie les faits en tentative de dégradation. Pour participer à un groupement, il faut qu’il y ait du monde… or le prévenu a été arrêté seul, à 17 h 50, alors que que les PV d’ambiance dressés par la maison poulaga ne font état d’une manifestation violente que jusqu’à 17h10. La défense rappelle que la seule présence du prévenu sur place ne peut suffire, comme nous l’avons souligné dans le compte rendu précédent, à caractériser sa volonté de commettre des dégradations, puis revient sur les protections pour réaffirmer qu’elles sont devenues indispensables : « Avec les gaz et le risque de perdre un œil, on en est là, en France : on ne peut plus manifester sans s’exposer ! » La défense plaide donc la relaxe pour l’ensemble du dossier : pas de délits, pas de condamnation. La cour voit les choses différemment : quatre mois avec sursis et un an d’interdiction sur Paris.

La défense des deux prévenus suivants est assurée par un avocat commis d’office, qui, fait suffisamment rare pour être noté, s’attache à démonter un à un les chefs d’inculpation de ses clients. Les deux portaient masques, lunettes et écharpe ou tour de cou lorsqu’ils ont été interpellés.

Sans emploi depuis deux ans suite à un accident du travail qui l’a rendu inapte à l’activité, C. touche 880 euros d’allocation de retour à l’emploi. A 15 h 40, au croisement de la rue Vaugirard et du boulevard Pasteur, 7 flics de la BAC lui sont tombés dessus. L’un des kisdés est témoin, et deux autres viennent confirmer ses dires pour accuser C. de « participation à un groupement », « dégradation et destruction par substance explosive ou incendiaire », d’avoir « poussé une poubelle en direction de policiers non identifiés – c’est-à-dire qu’aucun n’a été touché (voir compte rendu précédent) – mais dont la fonction ne pouvait être ignorée – puisqu’ils étaient en tenue », de « transport de feux d’artifice », de « rébellion », et encore d’« usage de cannabis ». Côté casier, ça remonte à loin : il a été condamné à trois mois de prison avec sursis pour un feu de poubelle en 2001.

L’avocat commence par replacer les faits dans leur contexte : « On parle de manifestations et de violences, ce sont effectivement deux choses différentes. Il faut certes distinguer le droit de manifester des comportements répréhensibles, mais il faut bien le dire : pour obtenir quelque chose, une manifestation ne peut pas être que pacifique. S’il y a eu des concessions, c’est bien parce qu’il y a eu des débordements. En France, c’est comme ça : pour obtenir quelque chose, il faut qu’il y ait des violences et des débordements ». Il poursuit, revenant sur le soutien populaire « encore extraordinaire » au mouvement des gilets jaunes : « Dans ce contexte, le rôle de l’institution judiciaire n’est pas de punir ceux qui viennent manifester. Ce n’est pas à l’accusé de prouver son innocence ! Les faits ne sont pas avérés, et la seule fiche d’interpellation ne suffit pas. Je ne veux pas dire qu’ils (les flics interpellateurs, NDLR) mentent, mais il y a la présomption d’innocence (il rappelle alors que ce principe est énoncé dans la constitution, dans la convention européenne des droits de l’homme… et dans le code pénal :) Notre code pénal, celui qui régit le fonctionnement de ce tribunal -et la simple déclaration de trois policiers ne peut pas remettre cela en question. »

Concernant l’accusation d’avoir mis le feu à une poubelle conteneur et de l’avoir poussée en direction des condés, il explique à la cour que « le feu ne prend pas comme ça en deux minutes, et c’est compliqué pour un homme seul de pousser le conteneur sur les policiers. Faute de preuves, le doute doit bénéficier à l’accusé ; le procès verbal des policiers n’est pas un élément suffisant. » En garde à vue, le prévenu a demandé à voir les images de télésurveillance : les condés ont refusé – et la cour n’y trouve rien à redire ; voir à ce propos la circulaire du 22 novembre, qui stipule que la parole des policiers prévaut sur les images dans tous les cas. « La reconnaissance par d’autres policiers, cela peut être par complaisance avec leur collègue. Le feu d’artifice ? Le texte que vous invoquez vise les cocktails Molotov ! Là, c’est un feu d’artifice de supporter, vendu dans le commerce ! Un élément festif, comme le dit mon client. La qualification de mise en danger par substance explosive ou incendiaire est excessive. » L’avocat conclut sa plaidoirie par une attaque en règle contre la pratique d’accumulation des délits à laquelle on a déjà assisté lors d’audiences précédentes : il explique que le chef d’inculpation d’usage de cannabis est le résultat du « principe d’opportunité des poursuites », qu’on enseigne dans les écoles de droit. Son client a été attrapé avec 1.7g de cannabis, quantité qui ne prouve que le simple usage et qui serait jetée dans le caniveau lors d’une interpellation ou d’un contrôle d’identité. Si le parquet rajoute ce délit à son client, c’est par pur opportunisme. Et ce n’est pas non plus un pyromane, comme le parquet tente de le faire croire sur la base de faits vieux de dix-huit ans ! Il plaide donc la dispense de peine pour le feu d’artifice et le cannabis, et la relaxe pour les autres chefs d’accusation.

La proc a déclaré que le feu d’artifice prouvait la préméditation et l’intention de blesser les policiers ; elle demande huit mois, dont quatre avec sursis, avec mandat de dépôt, et une interdiction de se présenter sur Paris pour une durée d’un an. En échange du mandat de dépôt, elle obtiendra du président, non pas quatre, mais huit mois fermes, et une interdiction de Paris pendant six mois.

Artisan boulanger, A. touche 1 500 euros par mois après trois ans de tour de France. Il est accusé de « participation à un groupement » et de « violences » ; on lit sur la fiche d’interpellation qu’il « jette des pierres et en ramasse d’autres ». Son casier est vierge, mais il a déjà été interpellé -pour port d’un couteau suisse ! Il nie avoir jeté des pierres, mais reconnaît en avoir ramassé pour se protéger après qu’un flic l’a désigné du doigt à ses collègues alors qu’il vomissait à cause des lacrymo. « Pourquoi se défendre, rétorque la proc : les policiers sont là pour protéger les manifestants, lorsqu’ils sont pacifiques ! » Elle demande quatre mois avec sursis et un an d’interdiction sur Paris. Après avoir répété que la simple présence à une manifestation ne suffit pas à caractériser la volonté de détruire ou de dégrader, l’avocat va s’attaquer au délit de violences reproché à son client : « On sait qu’il y a de la violence des deux côtés, et c’est quand mon client a été désigné du doigt (par un civil NDLR) suite aux gaz qu’il prend peur. C’est comme ça que ça se passe : s’il y a des consignes pour réprimer, il faut faire du chiffre. Un manifestant regarde mal un policier, celui-là l’arrête. Il n’y a pas violence, pour les pierres, elle doit être caractérisée par l’exécution, mais tentative ; et le Code pénal ne punit pas l’intention, au pire l’acte préparatoire. Les infractions ne sont pas caractérisées, et c’est comme ça tous les lundis (en comparution immédiate suite aux manifestations des gilets jaunes, NDLR) ! Alors qu’est-ce qu’on fait ? soit on relaxe tout le monde, ce que je vous demande, soit on accorde une force probante excessive à la parole des policiers, une force probante telle qu’elle suffit à emporter seule l’intime conviction du tribunal. » Imperturbable, la cour condamne A. à quatre mois avec sursis, et six mois d’interdiction de se présenter à Paris.

Au sortir de l’audience, l’avocat de la défense est soufflé : il est habitué à des dossiers « plus lourds » dans lesquels il a toujours réussi à diminuer significativement les réquisitions du procureur, mais « là, le juge n’écoute rien : il est aux ordres du parquet ! »

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