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Écologie transphobe et proto-fascisme

Il s’est passé quelque chose et, compte tenu de la promotion importante que j’ai faite de ses idées, je ne peux pas, en toute bonne conscience, rester silencieux. L’histoire de Paul Kingsnorth est une illustration de la façon dont quelqu’un de gauche, ici un anarchiste écologiste, peut glisser vers le proto-fascisme.


Ce texte est initialement paru en anglais le 8 février 2023 sur le blog de John Halstead, cofondateur de 350 Indiana-Calumet, qui œuvre à l’organisation de la résistance à l’industrie des combustibles fossiles et auteur de Another end is possible.


"Paul Kingsnorth n’est pas un fasciste. Mais son environnementalisme völkisch ouvre grand la porte aux courants revanchards, hétéronormatifs, néocoloniaux et nationalistes blancs qui existent depuis longtemps dans certaines parties des politiques écologistes occidentales".

- Out of the Woods, "Lies of the land : against and beyond Paul Kingsnorth’s völkisch environmentalism", 2017.

Paul Kingsnorth est l’auteur de Confessions of a Recovering Environmentalist (2017), One No, Many Yeses : A Journey to the Heart of the Global Resistance Movement (2003), et Savage Gods (2019). Il est cofondateur du Dark Mountain Project et ancien rédacteur en chef adjoint de The Ecologist. C’est quelqu’un que j’ai admiré pendant des années. Je l’ai cité à de nombreuses reprises. Je partage sa critique de l’environnementalisme "Big Green", du "développement durable", du progrès et du progressisme, de la mondialisation, et bien d’autres choses encore. Son propre environnementalisme et sa critique de l’activisme environnemental dominant sont nés d’un amour très terre-à-terre du monde naturel sauvage. Je peux dire sans exagérrer que Kingsnorth était mon idole intelectuelle.

Mais il s’est passé quelque chose et, compte tenu de la promotion importante que j’ai faite de ses idées, je ne peux pas, en toute bonne conscience, rester silencieux. L’histoire de Kingsnorth est une illustration de la façon dont quelqu’un de gauche peut glisser vers le proto-fascisme.

Il y a quelques années, Kingsnorth a acheté une petite ferme en Irlande et s’est plus ou moins retiré du réseau. J’étais triste de perdre sa voix, mais je me suis satisfait de relire ses anciens essais. Lorsque j’ai remarqué pour la première fois que Kingsnorth avait refait surface, c’est suite à son annonce de sa conversion au christianisme orthodoxe. En tant qu’ancien athée vaguement paganiste, sa conversion l’a rendu très populaire auprès d’une sous-catégorie particulière de chrétien·nes conservateur·ices. J’admets que cela m’a fait mal au cœur, mais comme tous les christianismes ne sont pas égaux, j’ai gardé l’esprit ouvert à propos de la conversion de Kingsnorth.

Kingsnorth avait également repris ses écrits sur la politique et la culture, publiquement sur Unherd [journal en ligne libertarien, transphobe, négationniste du Covid et du changement climatique Ndt] et de manière semi-privée sur un substack payant, "The Abbey of Misrule" (L’abbaye de l’égarement). Et même si nombre de ses convictions semblaient inchangées, quelque chose était différent. Au début, j’ai eu du mal à mettre le doigt dessus.

Puis vint son essai transphobe.

Déconstruire les arguments transphobes

L’essai se trouve derrière un paywall, je vais donc le résumer ici.

Kingsnorth commence par décrire une rencontre, lors d’une tournée de promotion de son livre aux États-Unis, avec le père d’une jeune fille trans qui voulait commencer un traitement hormonal. Le père était en état de choc et avait du mal à comprendre ce qui se passait. Il a dit qu’il avait pris une cuite et qu’il avait disparu pendant des jours après avoir parlé à son enfant. Il a déclaré à Kingsnorth : "C’est comme si je perdais mon enfant. Mon fils unique. C’est comme si mon fils était en train de mourir".

Je compatis avec ce père. Vraiment. Mais je compatis aussi avec sa fille. Et c’est ce qui manque dans l’article de Kingsnorth : l’expérience des personnes trans.

Il s’ensuit une série de tropes que vous reconnaîtrez si vous avez déjà lu des écrits transphobes. Cela commence par une vague allusion à des "informations" qu’iels ont "entendues" : "Ici en Irlande aujourd’hui,dans les écoles locales, j’entends dire que beaucoup d’enfants - en particulier les filles - sont confus·es à propos de ce qu’iels ont tous·tes appris à appeler leur ’genre’". Il y a là beaucoup de choses à décortiquer. Notez que Kingsnorth choisit de commencer par les enfants, et non par les adultes. (Récit "save the children" : Check). Il parle de "confusion", plutôt que de coming out ou d’expérimentation. (Condescendance à l’égard des personnes marginalisées qui ne comprennent pas vraiment ce qu’elles vivent et qui ont besoin d’un homme cis-het pour le leur expliquer : Check).

Ce faisant, Kingsnorth révèle involontairement sa propre confusion sur ce qu’est le genre. Tout au long de l’article, il confond sexe et genre. Notez les guillemets dont il entoure le mot "genre" dans la citation ci-dessus, laissant ainsi entendre que le genre n’existe pas et que le sexe biologique est la seule chose qui existe. (Confusion entre le genre et le sexe : Check).

Kingsnorth cite un rapport faisant état d’une augmentation de 1500% des diagnostics de dysphorie de genre en Suède. Il convient de préciser ici que, si l’on part de zéro, toute augmentation semblera exponentielle. Il faut également préciser que dysphorie de genre n’est pas synonyme d’identification comme trans, et qu’identité trans n’est pas synonyme de transition médicale. Ce point est important, car Kingsnorth cherche à donner l’impression d’une épidémie de transition médicale en utilisant les chiffres de la dysphorie de genre. (S’insurger de l’augmentation du nombre de personnes s’identifiant comme trans : Check).

Kingsnorth rejette d’emblée l’idée que des gens ont toujours été « transgenres » (qu’il met entre guillemets : check) mais qu’iels sont simplement plus libres d’en parler aujourd’hui. C’est "tout simplement faux", affirme-t-il sans détour. Il attribue plutôt l’augmentation de la prise de conscience des trans à l’"activisme sur Internet". Il renvoie à un article d’un journal suédois (affirmations soutenues par des sources obscures : Check) décrivant une "épidémie" de dysphorie de genre et la comparant à la propagation des troubles alimentaires et des comportements d’automutilation par le biais des réseaux sociaux. Le terme "activisme sur Internet" implique que cette "épidémie" est intentionnellement créée par un groupe quelconque. (Attendez, nous arrivons aux théories conspirationnistes dans une minute).

Kingsnorth cite ensuite "une adolescente que je connais" qui lui a dit que c’était un fait scientifique qu’il y avait 72 genres, et qu’elle n’était pas sûre du sien. Ce qui est frappant ici, ce n’est pas la confusion d’une adolescente à propos de la science ou de son genre, mais le fait que quelqu’un de l’intelligence de Kingsnorth (et qui est lui-même un parent) cite cela comme une preuve de quoi que ce soit. Plus loin, il renvoie à un post substack d’une mère qui se décrit comme TERF et qui affirme qu’un quart des enfants de la classe de sa fille s’identifient comme trans et que c’est parce qu’on leur a enseigné que "si vous ne vous sentez pas à l’aise dans votre corps, c’est que vous êtes trans". (Rumeurs douteuses sur des comportements extrêmes pour étayer votre argumentation : Check).

En Amérique, affirme Kingsnorth, "des milliers de filles subissent une double mastectomie et des adolescents reçoivent des médicaments qui bloquent la puberté". Il n’indique aucune source pour cette vague statistique. Mais même si c’était vrai et qu’il y avait 10 000 enfants en transition, cela représente 0,02 % des 43 millions de jeunes (âgé·es de 10 à 19 ans) aux États-Unis - sacrée épidémie. (hystérie sur le nombre de personnes en transition : Check.) Le nombre réel semble être plus proche de 1 000 à 2 000, alors mettez un zéro de plus devant ce pourcentage.

Kingsnorth renvoie ensuite au cas d’une personne qui a effectué une transition et qui poursuit aujourd’hui le NHS britannique parce qu’elle regrette sa décision. Une simple recherche sur Google montrerait que la grande majorité des enfants qui effectuent une transition s’identifient toujours comme trans des années plus tard. (Mettre en avant la poignée de personnes qui ont regretté leur transition : Check).

La "conspiration trans"

Après avoir défendu (ou tenté de défendre) l’idée d’une "épidémie", Kingsnorth se lance dans le dévoilement d’une conspiration. Il affirme que l’anxiété des jeunes à propos du genre est "entretenue" par "les médias, l’élite culturelle, une multitude d’ONG bien financées mais qui n’ont pas de comptes à rendre, et une grande partie des systèmes éducatifs et politiques". Le seul soutien qu’il apporte à cette affirmation audacieuse est un lien vers un article dans lequel la BBC prend ses distances avec un groupe de pression LGBTQ+ après que des questions ont été soulevées quant à l’impartialité de ses journalistes lors de reportages sur des débats de politique publique dans lesquels le groupe jouait un rôle actif. Si vous vous demandez ce que cela a à voir avec une conspiration visant à inciter les enfants à changer de sexe, la réponse est : "Rien". (Thèses conspirationnistes infondées : Check). Mais Kingsnorth affirme qu’il s’agit d’une preuve "d’un programme visant à reprogrammer la société avec une conception entièrement nouvelle du corps humain - et donc de la nature elle-même". (Et voilà le mot "nature", j’y reviendrai).

Comme on pouvait s’y attendre, Kingsnorth renvoie également vers un article sur les menaces de mort proférées à l’encontre de J.K. Rowling, afin de vous apitoyer sur le sort des personnes qui, comme lui, ne peuvent exprimer publiquement leurs opinions sans subir des "représailles féroces". ("La liberté d’expression est attaquée" : Check).

À mi-parcours, Kingsnorth se lance dans une longue tirade sur l’ébranlement des "hypothèses fondamentales du christianisme occidental" et "l’arrachement de la culture de ses racines spirituelles" par des personnages tels que Darwin, Nietzsche, Freud et Marx, ainsi que par la contre-culture des années soixante et le mouvement de libération des femmes, les méchants habituels dans le récit de la guerre culturelle des chrétien·nes conservateur·ices. (Nostalgie d’un passé fantasmé où les choses étaient moins confuses et plus confortables pour les hétérosexuel·les : Check). Comme je l’expliquerai plus loin, cette parenthèse sur le déclin culturel est en fait la clé pour comprendre ce que fait Kingsnorth.

Kingsnorth affirme que ce à quoi nous assistons n’est pas la libération d’une minorité opprimée ou une saine remise en question des attentes de la société quant à ce que signifie être un homme ou une femme, mais plutôt un changement fondamental dans notre compréhension de "la nature de la réalité biologique" et de "ce que signifie être un être humain". Selon Kingsnorth, cela conduira finalement à "l’abolition de la biologie", à un avenir transhumaniste où nous serons complètement déconnecté·es de notre corps.

Si cela vous semble être un saut énorme, vous n’avez pas tort. Des "milliers" d’enfants en transition à l’"abolition de la biologie". De " dissocier le sexe de la notion relativement nouvelle de ’genre’ " (nouvelle ?) à " nous libérer de la prison de notre biologie". Kingsnorth semble penser qu’il n’y a qu’un pas de l’un à l’autre. (Enorme saut logique : Check). Et c’est ainsi qu’il justifie le mépris du mouvement pour les droits des personnes trans, qu’il décrit comme "la dernière manifestation d’une longue lutte pour se libérer technologiquement de la nature elle-même".

"Le mouvement transgenre que l’on nous présente aujourd’hui comme une lutte pour les droits civiques est en réalité tout autre chose. En dissociant le "genre" du sexe, en promouvant des "identités" multiples auprès des jeunes et des personnes vulnérables, en considérant le corps donné comme un problème à résoudre et en affirmant que notre "identité" - et même notre biologie - n’est pas naturelle mais construite dans notre esprit, nous assistons à la dernière étape de la longue rébellion de la modernité contre la nature".

- Paul Kingsnorth, "L’abolition de l’homme (et de la femme) : Le genre, le sexe et la machine".

Kingsnorth conclut astucieusement que "le vecteur unifiant" entre le mouvement pour les droits des personnes trans et le transhumanisme est "le désir de trans-cendance".

Il n’est pas le seul à établir un lien entre transidentité et transhumanisme. Ce lien est de plus en plus fréquent chez les écrivain·es transphobes, ainsi que chez de rares activistes trans. Kinsgnorth cite Martine Rothblatt (qu’il mégenre), entrepreneuse trans, militante LGBT et fondatrice de l’organisation transhumaniste Terasem. Elle est l’auteur de "From Transgender to Transhuman : A Manifesto On the Freedom Of Form (2011), dans lequel elle affirme que "le transgenderisme est la passerelle vers le transhumanisme". S’il est intéressant de constater qu’une trans transhumaniste de premier plan a établi un lien entre les deux, c’est un énorme pas en avant que de dire que l’ensemble du mouvement pour les droits des personnes trans est en réalité une conspiration qui vise à nous convaincre de télécharger nos consciences dans le cloud.

Kingsnorth admet que le manifeste de Rothblatt est "une manifestation inhabituellement explicite de la fusion entre la politique progressiste et le techno-capital". Mais le mot clé est "inhabituelle", pas "explicite". Il termine son essai en reconnaissant que toutes les personnes trans (ou les personnes "qui se considèrent comme transgenres", comme Kingsnorth les appelle avec mépris) et tous·tes les militant·es pour les droits des personnes trans ne sont pas transhumanistes voir n’ont même pas entendu parler du transhumanisme (sans déconner). Mais il ajoute : "Les personnes souffrant de dysphorie de genre, les filles aux cheveux courts, les garçons qui jouent à la poupée, les personnes dont la sexualité diffère de la norme : ne sont pas, en fait, le vrai problème". Le "vrai problème", dit-il, est celui d’une génération entière de personnes immergées dans la technologie et de plus en plus éloignées de la nature et de leur corps.

Il est vrai que ce dernier point est un problème en soi. Mais il est trop commode pour Kingsnorth de prétendre que le vrai problème n’est pas celui des personnes trans. Cela lui permet de rejeter entièrement leur expérience, et c’est exactement ce qu’il fait tout au long de son article, depuis le récit du père de la jeune fille trans, jusqu’à son utilisation condescendante des guillemets, en passant par sa tentative de lier le mouvement des droits des personnes trans à une idée marginale telle que le transhumanisme. C’est comme dire que les droits des LGB ne concernent pas les LGB, mais le caractère sacré du mariage ou le déclin des taux de natalité. Si vous êtes prêt·e à ignorer d’emblée l’expérience des personnes LGBT, alors la question des droits LGBT devient beaucoup plus simple pour vous.

Comment on fabrique un fasciste

Je suis les écrits de Kingsnorth depuis des années. C’est un auteur réfléchi et un penseur profond. Mais son raisonnement s’est dégradé et les contradictions internes s’accumulent. La critique de la libération technologique vis-à-vis de la nature est un thème qui traverse toute l’œuvre de Kingsnorth. Mais l’ajout de cette attaque contre les droits des personnes trans à ce thème est au mieux fallacieux et au pire malhonnête.

Je partage l’inquiétude de Kingsnorth quant à la combinaison du progressisme, du capitalisme et de la technologie - ce qu’il appelle "la Machine". (J’ai moi-même écrit à ce sujet.) Mais je n’adhère pas au raisonnement de Kingsnorth. Je ne pense pas que son inquiétude au sujet des personnes trans ai réellement à voir avec le transhumanisme, le capitalisme, le progrès ou ce que cela signifie d’être humain.

Je pense qu’il s’agit plutôt de "nature" ou de ce que Kingsnorth et d’autres personnes transphobes pensent être la nature. Bien entendu, si l’une de ces personnes prenait le temps d’observer la sexualité dans la nature, elle découvrirait une diversité bien plus grande que ne le permettent leurs catégories binaires. Non seulement l’homosexualité est courante chez de nombreuses espèces, mais il y a même des espèces qui peuvent changer de sexe dans certaines conditions. Il existe également des animaux d’un sexe qui en adoptent un autre.

J’ai été attiré par Kingsnorth en raison de ses écrits sur la nature sauvage et le monde plus qu’humain, mais la façon dont il écrit sur la nature a changé. Tout d’abord, il n’y a plus de "signe d’un attachement réel et ressenti à une petite partie de la Terre" (comme Kingsnorth l’a écrit un jour à propos du mouvement écologiste contemporain). Il ne semble plus "écrire avec de la terre sous les ongles". Comme d’autres écrivain·es transphobes (et proto-fascistes), la "nature" pour Kingsnorth semble en fait être un code pour quelque chose d’autre. Ce que les écrivain·es transphobes appellent "nature" est plutôt une construction sociale, un ensemble de catégories mentales, souvent renforcées par une autorité institutionnelle, comme l’État ou l’Église.

Ce n’est pas une coïncidence si la transphobie de Kingsnorth semble avoir commencé au moment où il s’est converti au christianisme orthodoxe. C’est à ce moment-là que sa propre conception du sacré a "migré" de la terre ("les marécages du royaume matériel") vers le ciel (une "force mystérieuse, intouchable, innombrable, en dehors de la création elle-même"). Et c’est à ce moment-là qu’il a commencé à écrire sur un désir prétendument universel de "transcendance", qui se cache à la fois derrière la religion et la volonté séculière de progrès. Étant donné sa critique de la "trans-cendance" du transhumanisme et du (prétendu) transgenre, l’appel de Kingsnorth à la transcendance est pour le moins ironique.

Bien qu’il continue d’écrire sur la "nature" (et la "terre" et les "lieux"), Kingsnorth écrit de plus en plus sur ce qu’il appelle la "culture", et il semble de plus en plus qu’il utilise tous ces mots pour signifier la même chose. La "culture", comme la "nature", peut être un autre de ces mots codés. Il peut s’agir de la manière dont les personnes vivant dans un lieu particulier pendant un certain temps "sont" ensemble, de la manière dont elles font de ce lieu et de ce moment leur "maison". Mais il peut aussi signifier quelque chose comme "la façon dont je suis à l’aise avec les choses" ou "la façon dont j’imagine que les choses étaient autrefois". Il peut s’agir d’un code pour le patriarcat, la suprématie blanche et l’hétéro-normativité et la cis-normativité.

Kingsnorth précise ailleurs que ce qu’il entend par "culture occidentale" est en réalité l’église chrétienne institutionnelle. Et les éléments perdus de cette culture qu’il déplore comprennent "le patriotisme, le christianisme, le conservatisme culturel, la pudeur sexuelle". Ce n’est pas de la culture. C’est l’empire. Et Kingsnorth n’a rien - rien du tout - à dire sur les injustices historiques de la "culture" qu’il appelle de ses vœux. (Bien sûr, en tant qu’homme blanc, cisgenre et hétérosexuel, il y avait beaucoup moins d’injustices qui l’auraient affecté).

Et c’est ainsi qu’un anarchiste écologiste devient un proto-fasciste transphobe. Cela se produit lorsque la culture (en particulier votre culture) et la nature sont confondues dans votre esprit. Cela se produit lorsque la nature cesse d’être quelque chose à l’extérieur de votre porte et devient quelque chose à l’intérieur de votre tête, lorsqu’elle cesse d’être le présent vivant et devient un passé romantisé. Cela se produit lorsqu’une culture idéalisée devient plus réelle pour vous que l’expérience de personnes en chair et en os, en particulier de personnes qui sont différentes de vous. À partir de là, le chemin n’est pas long pour imaginer des catégories "naturelles" et des hiérarchies sociales qui doivent être renforcées par le pouvoir de l’État : la définition du fascisme.

Et, s’il y avait encore un doute dans mon esprit sur le fait que c’est bien de fascisme qu’il s’agit ici, Kingsnorth l’a fait disparaître en novembre dernier, lorsqu’il a publié un article intitulé "La vérité sur l’éco-fascisme", dans lequel il affirme que l’éco-fascisme n’existe pas, parce qu’il n’a jamais rencontré quelqu’un qui se soit réellement qualifié d’"éco-fasciste". Quand j’ai lu cela, j’ai eu un peu la nausée. Nier l’existence du fascisme est l’une des stratégies favorites des fascistes dans une société libérale. Si vous ne saviez pas, vous pourriez soupçonner Kingsnorth d’être simplement éristique ou sophistique, mais il est trop intelligent pour croire réellement à une pensée aussi fallacieuse. La seule question que je me pose maintenant est de savoir si Kingsnorth est déjà un crypto-fasciste ou s’il n’est qu’un "idiot utile" réactionnaire en route vers un fascisme plein et entier.

Il existe un continuum allant du conservatisme réactionnaire au véritable fascisme. Bien que Kingsnorth soit probablement plus proche du côté réactionnaire de ce spectre, ce qui me préoccupe ici, c’est sa trajectoire qui s’éloigne de l’anarchisme vert vers une sorte de proto-fascisme et la façon dont ce mouvement ouvre la porte à un discours plus clairement fasciste (le sien ou celui d’autres). La logique unificatrice qui ouvre cette voie est une idéalisation de la nature et de la culture, basée sur un passé fantasmé et dissociée des lieux et des personnes de la vie réelle dans le présent. Cette logique dissociative est évidente dans l’essai transphobe de Kingsnorth et dans ses autres écrits récents.

Résister au fascisme rampant

L’histoire de Kingsnorth est une mise en garde pour les anarchistes et autres personnes de gauche. Le "fascisme rampant" existe bel et bien. On peut en trouver des preuves très près de chez soi. D’autres ont décrit un "pipeline entre les féministes radicales et l’alt-right" par le biais de la transphobie. La théoricien·ne queer Judith Butler a identifié le mouvement "critique du genre" comme une tendance fasciste qui embrasse l’incohérence, adopte une "apprriation opportuniste égale des stratégies rhétoriques de la gauche et de la droite" et "à travers une série d’affirmations incohérentes et hyperboliques, iels concoctent un monde de multiples menaces immanentes pour justifier un régime autoritaire et la censure". Cela vous rappelle quelque chose ?

Il n’y a peut-être pas de "pipeline" de l’anarchisme vers l’alt-right en tant que tel, mais il y a des indices qu’un tel pipeline est en train de se construire. La tendance fasciste est séduisante parce que Kingsnorth et les gens comme lui ont raison sur beaucoup de choses : la civilisation industrielle détruit la capacité de la planète à maintenir la vie. Le matérialisme moderniste et l’universalisme libéral nous ont laissé sans repères spirituels et donc sensibles à la manipulation capitaliste. Le capitalisme désacralise le monde et nivelle toute la diversité humaine (et autre que humaine) vers un marché de monoculture. Les progressistes ont conclu un marché avec les néolibéraux et vendu la classe ouvrière. Les politiques des identités, aussi importantes soient-elles, peuvent être et sont utilisées par des politicien·nes avisé·es pour nous détourner d’une politique de classe.

La critique de la Machine formulée par Kingsnorth est tout à fait pertinente. Le diagnostic est juste, mais la prescription est erronée. Il présente une fausse dichotomie entre ce qu’il appelle "la Machine et la Croix", entre le progressisme techno-capitaliste et le traditionalisme autoritaire régressif. Mais ce ne sont pas les seules options.

Si l’on veut vraiment chercher dans le passé une culture de "personnes, de lieux et de prières", je ne vois pas pourquoi on s’arrêterait au christianisme médiéval. Si l’on cherche une religiosité qui naît de l’expérience d’un lieu par un peuple, l’alternative évidente est celle des peuples préchrétiens de... eh bien, de n’importe où, en particulier avant l’essor des religions transcendantales à l’âge axial, au milieu du premier millénaire avant notre ère. Ou, puisque qu’iels cherchent un antidote au cosmopolitisme et que le christianisme était en grande partie une religion de la polis, nous devrions remonter encore plus loin, jusqu’à une époque antérieure à l’essor des villes, au néolithique. C’est là que iels auraient le plus de chances de trouver des gens vivant en relation organique avec le monde sauvage.

La clé pour résister à la séduction du nivellement capitaliste et du fascisme est, je crois, de ne pas se retirer dans un monde transcendant comme nous y invite Kingsnorth, mais de revenir sans cesse aux choses que nous pouvons réellement toucher : au sol littéral sur lequel nous marchons. Non pas une "terre" romantisée, mais le sol littéral. Aux personnes vivantes, en chair et en os, avec lesquelles nous partageons cette terre. Non pas des "peuples", des "tribus" ou des "sangs" idéalisés, mais des personnes réelles avec lesquelles nous partageons nos lieux de vie. Et à des relations authentiques avec ces personnes. Non pas une "culture" abstraite, mais une vie réelle avec ces autres.

Ces mots, que j’ai lus pour la première fois il y a 25 ans, me reviennent à l’esprit. Je n’y ai pas toujours été fidèle, mais ils me semblent plus pertinents aujourd’hui que jamais :

"C’est dans la chair que commence toute sagesse. Méfiez-vous de ce qui n’a pas de chair. Méfiez-vous des dieux, méfiez-vous de l’idée.

Je vous le dis, nous serions bien en peine de déterminer ce qui est le plus maléfique : la religion ou l’idée pure. L’intervention du surnaturel ou l’élégante solution abstraite ! Les deux ont baigné cette terre dans la souffrance ; les deux ont mis la race humaine à genoux, au sens propre comme au sens figuré.

Ce n’est pas l’homme qui est l’ennemi de l’espèce humaine... c’est le spirituel lorsqu’il est séparé du matériel, de la leçon d’un cœur qui bat ou d’une veine qui saigne."

- Anne Rice, La Reine des damnés (1988).


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