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, le 29/02/2024
Le téléphone sonne, ma grand-mère me salue à l’autre bout du fil. Je savoure avec joie notre échange dont j’ai été privée pendant 61 jours lors desquels j’ai été emprisonnée au Sénégal. J’ai été arrêtée le 17 novembre 2023 à Dakar lors d’une manifestation en faveur d’Ousmane Sonko, devenu principal opposant au régime de Macky Sall suite à son engagement contre la corruption.

Ma grand-mère se nomme Françoise Fay et je recueille les histoires qu’elle me raconte comme des cadeaux. Lors de sa carrière d’institutrice à Pont de Claix, elle s’est engagée syndicalement pour défendre l’école publique et plus largement pour le respect des enfants. Dans les années 1970, elle s’était vaillamment opposée avec les habitants de Claix pour la défense de la Tourbière du Peuil, au cœur du Vercors, qui risquait d’être aménagé en zone de tir militaire. Elle me raconte : "Lorsqu’on voyait les camions militaires arriver dans le village, le prêtre sonnait les cloches de l’Eglise et des habitants de tout âge grimpaient à toute vitesse à travers les champs pour rejoindre les deux barrages qui avaient été installés sur les deux routes accédant au Peuil. Des cabanes avaient même été construites contre le froid et la pluie, et des heures de permanence organisées pour faire le guet et prévenir les autres si les camions militaires arrivaient. Moi c’était le jeudi, comme je n’avais pas classe. Si les camions arrivaient, on se mettait au milieu de la route ! C’est grâce à notre cohésion dans la lutte qu’on a réussi à protéger les gens qui y habitaient, ainsi que la faune et la flore, contre ce projet militaire."
Ma grand-mère me demande des nouvelles du Sénégal et le timbre de ma voix s’attriste. Maty est toujours emprisonnée.

Après ma sortie de prison, j’ai toujours dit que je ne me sentais qu’à moitié libre, car je laissais derrière moi mes codétenues politiques qui avaient pris soin de moi comme d’une petite sœur. L’une d’entre elle, Maty Sarr Niang, est journaliste pour Kewoulo, mère de deux jeunes enfants. Elle dénonce depuis des années les injustices de son pays. Elle a été enfermée le 14 mai 2023 pour "acte et manœuvre de nature à compromettre la sécurité de l’état", cette formule magique utilisée systématiquement par le juge du 2è cabinet Mamadou Seck pour envoyer directement hommes et femmes à la case prison. Les personnes ayant une certaine appartenance politique sont ciblées, d’autres sont "ramassées" les jours de manifestations et filtrées lors des interrogatoires policiers lors desquels on leur demande parfois "Danga bëgge Sonko ?" (tu aimes Sonko ?). Le Procureur Abdou Karim Diop a systématiquement refusé les demandes de libertés provisoires introduites par les avocats de Maty.
Le peuple sénégalais fait aujourd’hui face à un régime autoritaire, et de nombreuses femmes se sont levées pour défendre le projet que porte Ousmane Sonko, leader du PASTEF (Parti Africain du Sénégal pour le Travail, l’Ethique et la Fraternité) lui aussi en prison. L’étiquette de "démocratie exemplaire" que notre gouvernement français attribue au Sénégal cache des tirs à balles réelles pendant les manifestations, le recrutement de milices (nervis) payées pour tuer, de la torture en garde-à-vue et des centaines de prisonniers politiques dont plusieurs femmes à la Maison d’Arrête pour Femmes (MAF) de Liberté 6 à Dakar.
C’est là-bas que j’ai passé deux mois dans des conditions difficiles dues entre autres à la surpopulation. Nous étions une trentaine dans ma cellule, dont une femme enceinte avec qui je partageais un matelas une place et des enfants de moins de deux ans. Ils étaient nombreux à faire leurs premiers pas dans la petite cour hostile de la prison. Parfois la nuit, je restais éveillée tard, incapable de trouver le sommeil. Alors je regardais autour de moi et mon cœur se serrait. Plus aucun espace au sol n’était libre dans la chambre lorsque tout le monde était allongé, certaines femmes ne pouvait même pas étendre leurs jambes pour dormir, les grand-mères et les jeunes mamans dormaient là entassées, pêle-mêle. Les heurts entre détenues étaient fréquents, faute de place.
Quelques semaines avant mon incarcération, Maty et d’autres détenues politiques ont mené une grève de la faim pour dénoncer l’arbitraire de leur détention et les conditions carcérales. Alors que c’est un droit fondamental et le seul moyen de résistance d’un prisonnier, la directrice de la MAF avait déclaré plusieurs sanctions contre l’ensemble des détenues, provoquant ainsi une animosité dangereuse de la part des détenues de droits communs envers les détenues politique en grève. A ceci s’ajoutait le mépris de la directrice qui avait déclaré aux grévistes : "kou fi dé ma woo procureur" ("celle qui meurt ici j’appelle le procureur").
Maty comptait les jours qui nous séparaient de la date de l’élection présidentielle, notre horizon prometteur de liberté. Mais le 03 février 2024, à la veille du début de la campagne, Macky Sall décide de faire passer par la force un décret anticonstitutionnel pour annuler les élections. Maty est donc toujours derrière les barreaux qui la séparent de sa maman malade et de ses enfants.
Le 25 février 2024 marque un jour de deuil national pour la démocratie sénégalaise. De cette déclaration de quelques minutes s’ensuivront nombres de manifestations populaires et une violente répression. Prosper, Alpha, Modou, Landing. Ce sont les noms des quatre jeunes qui seront tués.
Hommage à eux.
Dans un article du 18 avril 2023, mois d’un mois avant d’être à son tour arrêtée, Maty écrivait : "Il faut aussi arrêter les mensonges d’Etat pour des vérités qui font avancer le pays. Cesser d’emprisonner les citoyens qui n’ont commis que le seul délit d’exprimer leurs opinions". [1]
Les cellules de la prison donnaient sur une petite cour où nous échangions beaucoup.
- C’est quoi le plus difficile pour toi, en prison ?
- C’est l’injustice, la différence de traitement par rapport aux autres détenues. Le fait d’être particulièrement surveillées lors des visites, d’êtres interdits d’appels à l’étranger, contrairement aux autres.
- C’est quoi qui te fait tenir..?
- Par respect aux martyrs de la démocratie, je ne me plaindrai jamais. [2]
Maty faisait alors référence aux nombreux jeunes tués par la police et les nervis durant les manifestations. Les enquêtes promises n’ont jamais été ouvertes... Elle titrait le 24 mars 2023 : "Sénégal : La mort des manifestants reste toujours impunie…" [3]
avec une photo de Mamadou Korka Ba tué le 17 mars 2023 à Bignona, l’un des trois départements de la région de Ziguinchor, dans la région de Casamance située au sud du Sénégal.
Pour la réalisation de ce texte, je m’entretiens avec l’un de ses amis, Omar*. Il me confie, bouleversé, que la fille de Maty l’a récemment appelé pour lui demander : "Quand est-ce que Maman va sortir ?"
Puisse-t-elle être libre demain.
Coline Fay, relecture et conseils de Myriam

*le nom a été modifié.

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