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Esclavage et révisionnisme : pire que Kanye West, Augustin Senghor, maire de Gorée

Article provenant du blog de João

En France, chaque commémoration officielle de l’abolition de l’esclavage le 10 mai comporte son lot de récupérations, d’instrumentalisations, de négation et mises en scènes abjectes. En 2016, par exemple, la cérémonie officielle se déroulait en présence du fameux béké Bernard Hayot, descendant d’esclavagistes et donc héritier des fortunes engendrées par ce crime, alors même que des afrodescendants et des africains militants étaient, plusieurs années d’affilés, violemment chassés de ladite commémoration sous le prétexte bidon qu’ils représentaient un trouble à l’ordre public en affichant le t-shirt « brigade anti négrophobie »… Cette présence d’Hayot était également troublante au regard du rejet ferme, aussi bien de l’Etat que de cette bourgeoisie békée, de toute idée de réparation concernant ce crime esclavagiste, entre autres motifs car on ne saurait mettre un prix sur la souffrance auquel il renvoie. Et, argument ultime, nous devrions répondre à l’impérieuse nécessité « d’avancer ». Certes, avançons, mais pourquoi pas en expropriant les békés ? Voilà qui pourrait constituer un grand pas vers un futur plus juste ! Hélas, ceux que l’on enjoint à « avancer » sont les militants qui demandent justice, vérité et réparation . Les autres en revanche sont cordialement invités, à coup de subventions et autres avantages commerciaux garantis par l’Etat français, à jouir toujours plus de ces fortunes mal acquises (en réalité elles le sont toutes, mais ça c’est un autre débat). S’il faut mettre le « passé derrière soi », pourquoi ne pas mettre ces fortunes entachées de sang « derrière vous », chers békés ?

Chut, faisons-nous discrets, et surtout ne pointons pas du doigt l’indécence que représente cette caste, ni le système d’injustice organisé par l’Etat français. L’heure serait à la réconciliation, nous dit-on inlassablement. Et c’est d’ailleurs dans le cadre de cette politique de réconciliation que le maire de Gorée, Augustin Senghor, a inauguré en ce mois de mai 2018, une nouvelle « Place de l’Europe » sur l’île. Je vous invite – mais encore faut-il en avoir le courage – à prendre connaissance de son discours dans la vidéo qui suit.

A aucun moment les mots « esclave/esclavage », « traite », « crime », ne sont prononcés. Monsieur nous parle d’une « Gorée internationale », d’une « Gorée européenne », des « liens » qui unissent Gorée à l’Europe, sans jamais caractériser la nature de ces liens. Et bien sûr, nous avons droit au sempiternel refrain sur la nécessité « d’aller de l’avant ». Avancer, oui, mais vers quoi ? Plus de justice ou encore plus d’infamie ? Plus d’égalité économique ou plus de profits pour une minorité ? Nous ne nous éterniserons pas non plus sur la partie de son discours qui insiste sur la nécessité d’améliorer l’île, pour les habitants certes, mais surtout, pour les visiteurs (comprenez touristes occidentaux). Nous ne nous attarderons pas non plus sur le fait qu’était présent à cette inauguration M. Joaquín González-Ducay, ambassadeur de l’Union Européenne au Sénégal, cette même UE dont les politiques migratoires sont responsables de la mort de milliers d’Africains (comme d’autres migrants du Sud), dans la Méditerranée.

Cette politique de réconciliation à laquelle des Africains ou Afrodescendants participent, qui profite aux Etats européens et aux bourgeoisies békées, n’est pas simplement insultante envers la mémoire de nos ancêtres, elle est aussi le visage hideux de l’offensive menée contre les luttes contemporaines, découlant de façon directe ou indirecte de cette histoire. En effet, contrairement à ce qui nous est constamment martelé, l’esclavage pratiqué par les Européens relève bien d’une actualité aussi bien mémorielle que politique. Mémorielle parce que la façon de raconter cette histoire est un champ de batailles entre historiens (et plus largement universitaires), associations, militants, et bien sûr l’Etat ; Politique, parce que de cette histoire de l’esclavage découle un ensemble d’enjeux pleinement contemporains. Voici à ce propos ce que j’écrivais l’an dernier, en introduction à un texte qui avait pour but de réaffirmer la pleine actualité de la question de l’esclavage en plus de sa dimension éminemment politique :

<< Commémorer l’abolition de l’esclavage atlantique pratiqué par les Européens ne devrait pas consister à porter un regard sur un passé qui serait définitivement enterré, mais plutôt à se confronter avec lucidité aux racines historiques des combats que nous avons à mener à l’heure actuelle : les luttes pour les réparations et contre le néocolonialisme.

Il s’agit plus précisément de penser l’esclavage atlantique dans toutes ses dimensions (économiques, culturelles, etc) plutôt que de ne s’en tenir qu’au seul récit eurocentré de son abolition. A savoir ce récit qui en plus d’insister sur les mouvements abolitionnistes européens plutôt que sur les révoltes d’esclaves, réduit de surcroît l’émergence de ces mouvements abolitionnistes à des motivations humanistes, alors même que des enjeux économiques très clairement assumés ont pesé lourdement dans l’élaboration de la pensée abolitionniste, anglaise tout d’abord, plus largement européenne ensuite.

Revenir sur cette histoire de l’abolitionnisme est fondamental, car c’est cette idéologie eurocentrée de l’abolition qui obscurcit pour une bonne partie la dimension contemporaine des enjeux de l’esclavage atlantique, au-delà d’un simple devoir de commémoration. Nous plaiderons ensuite pour des approches qui politisent l’esclavage, c’est à dire qui le pensent comme un terrain d’affrontements toujours actuel entre divers groupes sociaux (afrodescendants, africains, békés, néo-colons), l’Etat et les forces du capital, plutôt que de n’en faire qu’un simple enjeu de mémoire. >>

Lire la suite sur la revue Critique Panafricaine.

C’est bien parce que la question de l’esclavage européen a une dimension contemporaine que les différentes attaques idéologiques et politiques pour en minimiser la portée, les conséquences économiques, les effets sur le présent (capitalisme, racisme structurel, incarcération etc), sont si nombreuses. Si cette histoire était vraiment révolue, toutes ces élites ne se donneraient pas autant de mal. Nul besoin d’imaginer qu’il s’agit d’un « complot ». Il s’agit d’ une convergence d’intérêts entre des Etats qui ne veulent pas procéder à des réparations, des békés qui veulent non seulement continuer à profiter des fruits du crime mais également étendre leur marché sur le continent africain, et des élus africains et afrodescendants prêts à tout pour se remplir les poches.

Cet énième affront est donc l’occasion de réaffirmer notre détermination à nous engager contre le révisionnisme sur cette histoire précise, pour la justice économique et contre les formes renouvelées du colonialisme aujourd’hui. Espérons également que cela puissent faire réfléchir les Africains et Afrodescendants qui voient en l’Etat un partenaire dans la construction de la mémoire de l’esclavage et ne se fixent que des objectifs de reconnaissance. Que l’Etat finance des commémorations ou des musées n’a rien de positif. Pourquoi un Etat colonial financerait des événements ou des lieux de mémoire qui permettraient réellement de comprendre l’étendue de son implication dans un crime dont la portée s’énonce encore au présent ? En toute logique, il ne financera que ce qui ne va pas le gêner. Bref, « Reconnaissance et Réconciliation » ne nous mèneront pas bien loin. Insistons, en revanche, sur le fait que le seul mot d’ordre auquel s’aggriper est le suivant : réparations (notons toutefois qu’il existe des approches bien différentes sur cette question, mais n’entrons pas dans ces détails ici).

Disons haut et fort qu’il ne peut y avoir réconciliation quand les héritiers d’un crime possèdent, par exemple, l’essentiel des terres agricoles, et sont en situation de quasi monopole pour ce qui est de l’agroalimentaire (cas de la Martinique et de la Guadeloupe). Qu’il ne peut y avoir réconciliation quand ces mêmes descendants de criminels obtiennent de la part d’un Etat qui a la prétention d’incarner « les droits de l’homme » des dérogations (avec la complicité, comme toujours d’élus locaux), pour utiliser un pesticide, le cloredécone, interdits car dangereux pour la santé des peuples, et que tous ces empoisonneurs bénéficient d’une totale impunité. Qu’il ne peut y avoir réconciliation quand les rapports sociaux à l’échelle internationale (Nord/Sud ; Françafrique etc) et à l’échelle nationale sont marqués par une hiérarchisation raciale qui prend la forme, entre autres, d’une répartition inégale des ressources. Il ne peut y avoir réconciliation quand la France a sa monnaie coloniale ou encore son armée en Afrique, continent qu’elle considère avec d’autres comme son jardin privée. Il ne peut pas non plus y avoir réconciliation quand les descendants d’esclavagistes ont été indemnisés pour « réparer » le supposé préjudice causé par la perte de la main d’oeuvre esclavagisée, ou encore qu’un peuple qui a lutté pour son indépendance (Haïti) a dû payer une « dette » à l’Etat français, et que tout ceci s’est déroulé, avec les conséquences qui en découlent aujourd’hui, en toute impunité comme toujours.

Bref, il n’y a pas de réconciliation sans justice et réparation
La lutte doit donc continuer

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